Article n°3 - Exposée

 

Pendant plus d’un an j’ai porté exclusivement des vêtements noirs. Pas parce que j’aimais le noir, mais parce que ça me paraissait plus simple que de faire d’autres choix, et de me tromper. Le noir va avec le noir, pas d’erreur, pas de faute de goût, pas de jugement. Je voulais éviter d’attirer le regard des autres avec des couleurs ou des formes intéressantes. Je voulais qu’on ne voit ni ma personne, ni ma personnalité.

J’ai aussi toujours porté une voix réservée, pensant maintenir ma petite bulle et protéger mes émotions, mes opinions, mes projets.

Je n’ai fait que dissimuler de mille façons ma personnalité, par crainte que certains scenarios  déjà vécus se reproduisent.

 

Aujourd’hui il y a encore des périodes où j’ai peur de peindre les projets que j’ai en tête. J’ai peur d’exposer ma créativité à mon propre jugement, lui-même fait de projections et des jugements des autres.

 

J’arrive, par vagues de progression, à maîtriser ces attentes et ces projections négatives, appelées aussi : pessimisme.

 

L’année dernière je me suis convaincue que je devais vaincre ma peur du regard des autres pour avancer dans mon projet de carrière artistique.

« Il faut commencer à faire quelque chose quelque part. »

J’ai commencé à faire mentalement le lien entre mes peintures sur le jeu de Go et les clubs de Go dans ma région. En janvier 2025 j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai contacté l’organisation d’un tournois international de jeu de Go. Réponse enthousiaste : ils m’ont offert la chance d’exposer pour la première fois mes peintures. Quelques jours avant l’événement ils m’ont prévenue que je ne pourrai rien accrocher aux murs, j’aurai simplement des tables. Alors j’ai imaginé l’espace, avec deux tables, les plaçant d’une certaine manière, j’ai découpé un grand tissus noir pour les habiller - comme toujours, un tissus noir passe à peu près partout - j’ai bricolé des trépieds en bois à moindre coût. J’ai préparé des petits papiers pour les informations essentielles (titres, prix), et un petit tas de cartes de visite.

Le jour J j’ai installé toutes mes affaires comme prévu, dans une zone de passage. J’ai déballé les toiles une à une pour les poser pour la première fois en dehors de mon salon. C’était pour elles une première sortie, pour moi un premier plongeon.

Je les ai disposées à mon goût, bien visibles. La lumière n’était pas très bonne, la mise en valeur n’était pas optimale, mais j’étais là quand même, avec mes créations.

J’ai vu les premiers regards sur mes toiles. Des regards curieux, des regards septiques, des regards admiratifs. Des regards furtifs, des regards qui s’attardaient. Et puis les gens restaient devant, prenaient le temps d’observer. Sont venues les premières questions, les premières discussions. Les premiers compliments. Et les remarques maladroites.

J’ai découvert une communauté bienveillante, accueillante, chaleureuse. J’en ai appris davantage sur le jeu de Go, sur cette mentalité bien particulière.

J’ai tenté de cerner l’enjeu de ce tournois pour les joueurs présents. J’ai compris qu’eux aussi s’exposaient. Ils exposaient leur capacités, leurs compétences, leurs stratégies. Ils exposaient leur ego à la déception de l’échec et à la fierté de gagner.

 

Lors de la seconde journée du tournois l’incroyable s’est produit : j’ai vendu deux toiles.

Quelques jours plus tard, un participant me contacte pour me passer une commande personnalisée : peindre une partie de jeu de Go qu’il a gagné lors d’un tournois en Corée du Sud l’année passée, une partie importante pour lui. Deux mois plus tard j’appellerai un transporteur pour livrer sa commande, en Suède.

 

J’ai ensuite exposé à d’autres tournois, notamment au tournois international de Paris. L’expérience a été bien différente. J’ai pu exposer une toile sur un chevalet. Les gens touchaient la toile, la bousculait, l’ignorait totalement. J’ai retenu quelques discussions valorisantes, encourageantes, mais j’ai senti surtout de la tristesse.

Malgré ma première expérience heureuse, j’ai à nouveau la trouille d’exposer mon travail. Ce pessimisme revient tel un boomerang. Je doute de moi et de ma place dans ce domaine artistique.

 

Dans le jeu de Go le but est de créer un territoire plus grand que celui de son adversaire, sans pour autant l’écraser. Il s’agit de se partager l’espace sur le plateau plutôt dignement.

Les pierres se posent sur les intersections d’un quadrillage de 19 lignes par 19. A chaque pierre posée on attribue des libertés qui sont les intersections libres (sans pierre) directement autour de cette pierre. Une pierre posée seule au milieu du plateau aura 4 libertés, une pierre posée sur le bord du plateau en aura 3. Une pierre posée dans un coin en aura 2.

Des groupes de pierres blanches et de pierres noires se forment, se dessinent. Si un joueur pose des pierres sur toutes les libertés d’un groupe de son adversaire, alors il capture ce groupe.

Lorsque la capture d’un groupe est inévitable, on dit que le groupe est mort.

Lorsque la capture d’un groupe est impossible, gardée par des points de libertés imprenables, on dit que le groupe est vivant.

Il existe des groupes qui momentanément ne sont ni vivants ni morts, leur destin n’est pas encore fixé.

 

J’aime beaucoup le vocabulaire de ce jeu et son application potentielle à la vie, en dehors du jeu.

Plus je prends de libertés, plus je suis vivante. Évidement tout est relatif car selon l’environnement dans lequel je me positionne, je suis plus ou moins vulnérable.

Mais la force de mes libertés peut me rendre vivante.

 

Je me suis longtemps privée de mes libertés, par peur des critiques et de conséquences hypothétiques toujours négatives. Trop timide, je me suis toujours positionnée dans des coins, avec le moins de libertés, puis je me plaignais de ne pas réussir à vivre.

En me cachant, dans mes coins et mes vêtements noirs, en faisant tout pour ne pas m’exposer aux regards et aux conditions extérieures, je perdais toutes mes chances de m’exposer aux encouragements, au réconfort, à l’accomplissement, aux compliments, aux félicitations, à la célébration, à la joie.

Alors j’apprends à m’exposer, à tout, auprès de vous.

Koré Kisa

 

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